Je vomis. Je transpire. J'ai des contractions. Il est 3 heures du matin. Je marche péniblement dans les rues désertes de Belsouss. Des chiens sauvages viennent me chercher des noises mais ils comprennent tous seuls que ce soir il ne faut pas me faire chier. J'arrive sur le terrain vague que j'avais repéré. C'est désert comme prévu. Je me cale par terre contre le trottoir et je pousse. Je pousse. Je pousse. Putain de merde comme ça fait mal. Messieurs, imaginez une grosse crotte mais qui sortirait en large plutôt qu'en long. Multipliez cette douleur par l'infini. Et ajoutez-y du poivre. Voilà ce que je ressens. Même les chiens me laissent abandonner mon enfant en silence. Je n'ose pas dire tuer. Je veux croire que quelqu'un passera quand je serai partie. Je veux croire ça.
Ils ont le respect de la mort au moins, ces chiens.
J'avais tout prévu, ciseau et mouchoir. Je coupe. Il ou elle crie. Je m'essuie. Je ne regarde pas. Il ou elle crie moins. Je me bouche les oreilles. Je continue de m'en aller. Il ou elle ne crie plus.
Je crie.
Les jours qui suivent sont sans intérêt, c'est le quotidien d'une presque mère qui a abandonné son enfant et qui essaie d'oublier. Elle n'y arrive pas alors elle pleure.
Très bof, prévisible à souhait. Passons.
La journée, j'ai beaucoup de temps libre. Parfois je passe devant les kiosques à journaux et je les feuillette quand je ne me fais pas engueuler par le marchand. Parce qu'évidemment je ne les achète pas, moi, les journaux. Un jour il y avait la photo d'une blonde dans un aéroport d'une grande ville et là j'ai bien failli m'évanouir, elle avait la même valise que moi. Elle aussi elle adorait Dior. Dans un autre journal, j'ai vu une blonde qui faisait toujours dépasser son string de sa jupe. Elle devait ressembler à ça, la fille américaine qui a perdu sa valise.
Quand je suis dans ma chambre, j'écoute souvent la radio. J'ai une radio. J'ai découvert l'émission de Mouhfida Ben Abess, « L'esthétique à un dimar », pour les femmes qui n'ont pas une tune, comme moi :
« Chéres zouditrices, ju soui Mouhfida Ben Abess. Bienevunu à l'imissio “L'istitique à un dimar” afin qu'la bouté nu soit plus lu privilège di femmes zézé ou di stars du Holly'wod. Nu pouvo zêtre belles avec pu du chouz i la nature i noutre milleur alliée alour su soir ju vi vous douner la rucette pour di chuvus soyeux et on pleine saneté coum Jinifer Anisto. Vu zachutez une gusse d'ail, du l'huile d'oulive i vu termini avec un masque du yaurt. I lu puti plus pour une coulouration à la Iva Loungouria, vu milangez un pu d'eau oussyginée i du sachi du nescafé[7]. »
C'est pour moi cette émission. Je suis pauvre mais je me regarde quand même dans la glace. Je me sens pousser des ailes dans le dos, ça doit être l'air de la grande ville. Je vais me faire une couleur. Toute seule. Je cours acheter du nescafé et de l'eau oxygénée à l'épicerie mais, au moment de payer, je suis intriguée par un tube de crème miraculeuse. Sur la photo, on voit une Noire avec des cheveux frisés dégueus et sur la photo d'à côté, la même Noire mais avec des cheveux lisses et toute belle. J'achète.
Je n'arrive pas à croire que je peux acheter des trucs aujourd'hui. Acheter, bordel !
Merci, Allah.
Je remonte les escaliers quatre à quatre. Je replace mon petit miroir tout rouillé au-dessus du lavabo et m'enduis les cheveux de la crème de la Noire. Ensuite j'ajoute mon mélange eau oxygénée et nescafé.
Il y a écrit laissez poser vingt minutes.
1,2, 3,4, 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 15,
16, 17, 18, 19, 20...
Ça a tout brûlé. Je coupe mes cheveux. Salope de Mouhfida. Salope de Noire.
La graisse de poulet ne m'effraie pas, je frotte pour de vrai et je fais toujours de mon mieux. C'est difficile parce que les chiffons sont plus gras que la bouffe mais bon, c'est mon travail. Un matin, le propriétaire est venu très tôt pour prendre la caisse de la veille. J'avais du gloss et les cheveux détachés sans mon foulard. Il a été surpris et m'a dit bonjour. Dans les yeux, pour la première fois. M. Bouab, on dirait une boule. Ses doigts ressemblent à de petites merguez et sa chevalière à un garrot. Il prend une longue mèche de cheveux qu'il rabat de la gauche vers la droite pour camoufler sa calvitie. C'est drôle quand il y a un coup de vent. M. Bouab est un riche. La boucle de sa ceinture est en or. En tout cas elle est dorée.
Son bonjour me donnait de la consistance. Je l'ai bien remercié celui-là.
Je ne suis pas à plaindre au fond. Je vends mon sexe contre une chambre et un petit salaire. Où est le mal ?
Ce soir, je choisis un string fuschia, un haut noir et une minijupe en jean. C'est bientôt l'heure. Je sors mon lizar[8] et je m'en recouvre entièrement. Pour éviter le regard des gens, je ne laisse sortir qu'un œil. Je marche librement, au-dessus de tous soupçons. Qui oserait croire que je fais la pute sous mon lizar ? Il est ma meilleure garantie. Seules mes chaussures pourraient me trahir. Mais personne n'ose regarder une femme voilée. On leur fiche la paix, aux femmes voilées.
Je me faufile dans les ruelles du souk, traverse les allées sombres et tel un fantôme j'entre dans une maison dont la porte était restée mystérieusement entrouverte. Le gros est allongé sur une banquette à tissu fleuri. Je laisse glisser mon lizar sur mes jambes pas épilées. Le gros gémit déjà. Je n'ai encore rien fait.
Ça a été très rapide, pas la peine de s'étendre dessus.
Je remets mon lizar, prends mon argent et m'en vais comme je suis venue, voilée. C'est mon espace de liberté ce lizar. En dessous, je fais ce que je veux. Moi j'ai choisi.
J'allume ma radio :
« Chères zouditrices, bienevunu à noutre imissio “L'istitique à un dimar”. Ju soui Mouhfida Ben Abess. Oujourd'hui coument avoir d'oussi belles mains qu'Ounjilina Djouli ? Alour vu pruni un abouca i du l'huile d'argo, vu milangi lu tu i vu vu zon onduisi li mains ou n'insisto sur lu counetour di zongle i vu pussi li pou[9] »
Je n'ai pas de grandes dépenses et je suis assez économe d'une manière générale. Enfin, il y a certains magasins où je n'ose pas entrer. Mais j'ai déjà de beaux habits, je mange les restes pratiquement tous les jours et ma chambre je l'ai pour une dizaine de fellations par mois. Je cache mon petit pécule entre mes culottes dans mes collants. J'ai économisé presque 1000 dimars. Merci, Allah.
Et puis, un jour, je récure les chiottes, Abdelkrim le serveur arrive par derrière et me dit :
— Ça te dirait d'aller travailler à Masmara ?
Je me retourne. Il n'a même pas son pantalon baissé.
— Pardon ?
— Mon frère travaille chez des gens là-bas, ils ont besoin d'une bonne.
Je me relève. Ça continue. Comment ai-je pu à ce point T'accabler, Allah ? Pardon. Pardon.
— Oh oui ! Oui vraiment, je suis travailleuse tu sais, je ferai tout ce qu'il faut.
— Il faut juste que tu ailles à Masmara dès demain.
Je n'en crois pas mes yeux. Non mes oreilles. Non les deux. Masmara ! Moi ? Jbara Ait Goumbra ? Ça y est, je ne suis plus rien du tout, je fais partie du peuple. Même crasseux, je m'en fous. Je m'attends à ce qu'il dézippe son jean mais il s'en va en me disant qu'il va tout me noter sur un papier et il ajoute même :
— Bonne chance.
Je ne comprends rien aux hommes. Je lui aurais fait volontiers sa pipe, là. Ça avait un sens aujourd'hui.